Pourquoi avons-nous étudié, chers collègues et intellectuels de l’ex-Congo belge ? Dans quel but avons-nous exploré les domaines d’un savoir importé, avec nos spécialisations respectives, sanctionnées par nos maîtres, reconnues par eux, en nous remettant nos diplômes ? Ainsi sommes-nous médecins, juges, ingénieurs, professeurs, juristes ou avocats, journalistes ou écrivains, prêtres ou pasteurs… nous sommes même, paraît-il, des philosophes, c’est-à-dire des amoureux de la sagesse. Quelle sagesse est la nôtre sur nos populations que notre inconscience décime ? Quelle sagesse pratiquons-nous aux côtés de nos villageois agonisants ?…
Pourquoi avons-nous étudié, chers collègues et intellectuels de l’ex-Congo belge ? Dans quel but avons-nous accumulé nos titres et diplômes, sinon pour prendre la relève de nos aînés fatigués ? Sinon pour corriger les erreurs inconscientes de nos semi-colonisés obtus ? Sinon pour soulager les misères de nos parents vieillissants, de nos grands-parents impotents, naguère esclaves sur leurs propres terres, aujourd’hui mendiants sur ces mêmes terres chez nous. Chez nous vraiment ? Est-ce bien encore « chez nous » ?
Ces mendiants qui, aujourd’hui, nous quémandent compassion et viatique, construisirent pourtant – jusqu’aux fin-fonds de nos brousses et forêts- le Congo que nous aimions, que nous avons en héritage. C’était naguère hélas ! Un naguère oublié ! Où étions-nous naguère ? A peine existions-nous naguère ! A peine une poignée en préparations d’échantillons dans des écoles confessionnelles ; dans de vraies universités littéraires en sciences dites humaines ; dans des fonctions administratives ou d’apprentissage professionnel ; dans le clergé surtout… Nous existions à peine : l’espoir se fondait sur la multiplication des échantillons. « Pour demain » !
Nous voici, enfin, en échantillons démultipliés, toujours démultipliés dans tous les domaines du savoir. L’espoir étai « demain ». Demain c’est aujourd’hui. Aujourd’hui c’est nous. Le Congo d’aujourd’hui c’est nous, chers collègues et intellectuels de l’ex-Congo belge : c’est nous aujourd’hui, la soixantaine bien sonnée, frisant ou dépassant allègrement la septantaine ! Que faisons-nous de l’héritage nous légué proprement par nos vieux nègres de naguère aux côtés des blancs ?
Pourquoi avons-nous étudié, chers collègues et intellectuels de l’ex-Congo belge ? A quoi servent aujourd’hui nos titres académiques, nos spécialités « scientifiques », nos doctorats formatés, toujours décernés par nos maîtres, ou par leurs enfants directs, ou par nous-mêmes suiveurs quasi-serviles de leurs traces, en notre qualité patentée d’être leur antenne-relai congolaise ?! Que sommes-nous en vérité ? Que faisons-nous de notre aujourd’hui, chers collègues et intellectuels de l’ex- Congo belge ?
Osons lire notre aujourd’hui dans nos villes-poubelles : ces gros villages pourrissants ! Osons lire notre aujourd’hui dans nos universités nominales, naguère joyaux de l’empreinte néocoloniale ; osons lire notre aujourd’hui dans nos brousses et forêts infestées d’amibes, de malaria, d’endémies jadis éradiquées ! Osons lire notre aujourd’hui dans l’inédite pandémie et autre « ebola » ! Osons lire notre aujourd’hui dans des traces d’usines désossées, dans nos ateliers et chantiers abandonnés ci et là, en retour de bâtons par nos semi-colons en débandade, au temps d’une Indépendance plutôt ratée. Osons lire notre aujourd’hui dans la revanche des fuyards nouvellement habillés en chercheurs, en scientifiques ou conseillers désintéressés… ! Vous avez lu « désintéressés » ?! ça existe « désintéressés » ? Osons lire notre aujourd’hui qui dure dans notre insouciance, qui ne finit pas de durer dans la déconfiture qui nous englue, nous distrait, nous égare… En signature peut-être de notre collectif échec ? Ce serait bien pour nous, chers collègues et intellectuels de notre temps, au sein de notre ex-Congo belge, notre honte ! notre soni ! notre bundu ! notre haïa…
Chers collègues et intellectuels de l’ex-Congo belge, n’aurions-nous pas étudié plutôt pour transformer notre Congo, ce pays des plus beaux et des plus riches de notre monde connu, en joyau de l’Humanité ? Comment allons-nous nous y prendre, chacun(e) dans notre spécialité, pour répondre adéquatement à l’intérêt vital de nos femmes, de nos enfants, de nos hommes qui nous regardent?!
Albert Tshibangu Wa Mulumba
(Docteur en philosophie positive – Université Pédagogique Nationale – Professeur Emérite – Kin/Rdc)